« La domination arabe jeta un vif éclat, fit fleurir les arts et les sciences, se distingua même par sa tolérance religieuse ». Voilà ce qu’un Français de 1904 pouvait lire à propos de l’histoire de la conquête musulmane de l’Espagne dans le Larousse paru cette année-là. Ainsi donc, le mythe d’Al-Andalus, lieu de tolérance et de savoir, n’est pas une création récente, une lubie de l’institut du monde arabe présidé par Jack Lang. Force est donc de constater que ce mythe est profondément ancré dans la pensée européenne, au point qu’il est certain que c’est en elle, d’abord, qu’il est né, par elle qu’il s’est propagé, et ce jusqu’au monde arabe contemporain qui n’en demandait pas tant, mais auquel il serait fort injuste d’en reprocher un abus d’usage.
Nous disons mythe pour désigner un phénomène historique qu’il serait absurde de nier – l’occupation musulmane de l’Espagne durant huit siècles – mais dont il s’agit de souligner l’idéalisation qui en est faite. Cette idéalisation répond à une fascination pour l’Autre, une fascination femelle, qui a engendré au cours du XIXème siècle dans le monde des arts européens, et tout particulièrement en France, la mode de l’Orientalisme. Du Voyage en Orient de Nerval (1851) au Voyage en Orient d’Hermann Hesse (1932), c’est toujours la même quête utopique d’un autre soi-même, de l’Autre qui vous révèle vous-même et, vous révélant, vous unit à lui. L’ailleurs comme lieu enchanté de fécondation et de re-naissance.
Dans ce contexte, Al-Andalus est donc d’abord une partie de l’histoire de la psyché européenne, de la permanence d’un trouble mortel, celui de penser l’Autre semblable, de se vouloir semblable à lui, d’être disposé à s’anéantir en lui ou par lui afin de parvenir à cette semblance. Être pour ne pas être. L’Autre pour je.
Ces considérations générales posées, que dire du mythe Al-Andalus ? Qu’il est d’abord pour les musulmans une thérapie de l’ego : « non, vous n’êtes pas des joueurs de deuxième division civilisationnelle. Oui, il a existé un lieu et une époque où votre civilisation était plus avancée que celles d’Europe. Mieux ! C’est votre civilisation qui a transmis et enrichi les savoirs de l’antiquité grecque aux Européens ». Toutes proportions gardées, Al-Andalus est aux musulmans de 2018 ce que l’enseignement des « empires » africains du Mali du XVIIème siècle, récemment intégré aux programmes de l’Éducation nationale « française », est à certains élèves du 93. Une prothèse identitaire réparatrice.
Le mythe d’Al-Andalus a sur les Européens l’effet inverse, et c’est évidemment celui qui est recherché : « Européens, vous n’avez pas toujours été à l’avant-garde de l’humanité. Sciences, arts… vous êtes en dette envers l’islam. Et quel islam ! Un islam tolérant où musulmans, juifs et chrétiens, et peut-être même quelques licornes roses, vivaient harmonieusement grâce à la remarquable ouverture d’esprit qui régnait dans Al-Andalus. Puisqu’il a existé un tel islam, rien ne s’oppose à ce qu’il existe de nouveau, rien non plus ne permet de dire que cet islam n’est pas le vrai ». En d’autres termes, Al-Andalus est un mythe compatible avec la République, une supposée leçon d’histoire pour pouvoir continuer à s’en raconter.
Or, si Al-Andalus est bien un mythe, et si tout mythe repose sur une part d’imagination, et donc de jolis mensonges, il faut considérer qu’avant d’être un mythe, Al-Andalus est d’abord un mensonge. Et c’est sur celui-ci que le mythe a pris racine et a grandi. Pour le montrer, il existe plusieurs ouvrages mais aucun de plus pertinent, complet, efficace, que celui de Serafin Fanjul : « Al-Andalus, l’invention d’un mythe ».
Qui est Serafin Fanjul ? Un des plus éminents professeurs d’Espagne, docteur en philologie sémitique, professeur en littérature arabe, ancien directeur du centre culturel hispanique du Caire. Un homme de gauche, hostile au franquisme, étranger à toute nostalgie pour l’Espagne catholique. Ce qu’il écrit du haut d’une érudition vertigineuse est pesé, vérifié, certifié. Dans son pavé de 700 pages, il disloque, chapitre après chapitre, et anéantit le mythe Al-Andalus. Qu’en retenir d’essentiel ?
L’apport linguistique ? Il est infime. 0,5 % du vocabulaire espagnol a une origine arabo-berbère. Un pourcentage résiduel, en voie d’épuisement, puisque renvoyant à des catégories, choses, objets, qui ne sont plus, ou plus guère utilisés, de nos jours. Plus fondamental : la langue espagnole est une langue indo-européenne. Enfin, le reliquat d’origine arabe présent encore dans la langue espagnole ne renvoie à aucun paysage mental spirituel, est inapte à peupler la moindre réflexion abstraite. Ces mots témoignent d’une pensée figée, impropre à l’arraisonnement du monde.
Les sciences, et au premier rang la médecine ? Fanjul montre que les docteurs d’Al-Andalus puisent tout leur savoir chez les Grecs. L’ont-ils au moins transmis aux Européens ? Non, en ce que Byzance constituait un canal plus prolifique à cette fin (1).
La fameuse « convicencia » ? Cette « coexistence » dont se gargarise une certaine gauche intellectuelle tenait davantage du modèle sud-africain de l’Apartheid que d’une société multiculturelle où idées et mœurs cohabitent sur un même pied. La haine était le ciment d’Al-Andalus. Haine des soumis envers leurs maîtres, peur haineuse des maîtres de subir une révolte des soumis, suspicion des musulmans envers les convertis et même les descendants de convertis. Car dans l’Espagne arabo-musulmane vivaient nombre de convertis ou de métis d’Européens islamisés, à commencer par Abd-al-Rahman III, calife de Cordoue (929 – 961) aux trois quarts européen. Les chroniques en attestent, ce souverain était blond aux yeux bleus. À son grand désespoir ! Aussi se teignait-il les cheveux pour paraître plus arabe. Pourquoi ces convertis, ces métis, n’ont-ils pas joué un rôle plus décisif dans le développement de la culture en Al-Andalus ? Leur nombre était-il par trop limité ? La réponse est des plus simples. L’Islam, lorsqu’il apparaît sur un nouveau territoire, s’installe à la place des autres cultures et les remplace. Ni adaptation, ni compromis, c’est l’effacement et la substitution.
Al-Andalus est donc un mythe incapacitant. Il vise à paralyser la résistance des peuples européens face au retour de l’islam sur leur continent. Il est important de remarquer que les propagateurs intellectuels d’Al-Andalus, phénomène historique qui n’est rien d’autre qu’une conquête et une colonisation d’un territoire, sont les mêmes qui condamnent la conquête et la colonisation française en Algérie. Pour ces gens, l’Européen a toujours tort. Tort de coloniser les autres, tort de ne pas accepter d’être colonisé par les autres. Ce à quoi ils appellent inconsciemment, c’est au suicide. Ne jamais l’oublier : derrière les mensonges, les manipulations, il y a cette pulsion de mort. Le « vivre ensemble » est d’abord un cimetière de l’esprit.
Nicolas Verdier
(1) Voir à ce sujet « Aristote au Mont Saint Michel » de Sylvain Gouguenheim