Dans les rangs des partisans de Reconquête !, le score de 7 % de leur candidat a fait l’effet d’une bombe. Le discours donné par Éric Zemmour à la suite de sa défaite, par ailleurs tout à fait honorable (dans lequel il a endossé sa responsabilité mais à appeler à continuer le combat) n’y a pas fait grand-chose. Et si l’avenir nous dira plus précisément quelles ont été les raisons de cette défaite, on peut déjà se risquer à dresser un premier bilan.
Causes proximales : le poids des circonstances et le diktat du « vote utile »
Premièrement, il est certain que l’actualité ukrainienne a constitué un coup de Jarnac pour la campagne de Zemmour, et ce pour deux raisons : d’une part, parce les événements de violence internationale (guerre) ou nationale (attentats) bénéficient systématiquement au président en place, mis au centre de l’attention médiatique et drapé par la lumière avantageuse des « responsabilités ». Dans ce contexte, le réflexe légitimiste des Français s’active et ceux-ci se rallient autour de celui qui est censé incarner le destin de la nation, alors que les candidats en lice ne sont plus perçus que comme des amateurs éloignés des difficultés de l’exercice du pouvoir. Zemmour également a payé le prix fort de son soutien passé à la politique de Vladimir Poutine alors qu’ironiquement, le Rassemblement national avait fait preuve d’une proximité bien plus grande avec la Russie, ayant notamment souscrit à un emprunt auprès d’une banque de ce pays (la FCBR, ayant depuis fait faillite). En outre, les conséquences économiques de la guerre en Ukraine (perturbations de l’approvisionnement, hausse du tarif du carburant) se sont parfaitement mariées à la stratégie de Marine Le Pen, construite autour du pouvoir d’achat, et qui a phagocyté tout l’attention du cycle post-Ukraine, ne laissant plus de place à la thématique identitaire.
Deuxièmement, le candidat de Reconquête ! a fait les frais du « vote utile ». Malgré des différences réelles entre leurs programmes, il est incontestable que Marine Le Pen et Éric Zemmour se sont partagé un même segment politique. Fort logiquement, sous la pression de la réélection de Macron et de la poussée de Mélenchon, les électeurs de la droite nationale ont été très sensibles à l’appel du vote le plus susceptible de garantir la présence de la droite au second tour. Le réflexe du vote utile s’est déclenché avec d’autant plus de puissance qu’il a été considérablement amplifié par le bombardement médiatico-sondagier qui a caractérisé les jours précédant le premier tour. En saturant la conscience des électeurs de droite avec le risque Mélenchon, ceux-ci ont préféré troquer leurs convictions profondes pour rallier une Marine Le Pen plus normalisée et institutionnalisée que jamais. Les chiffres le confirment : seulement 26 % des électeurs de Zemmour ont hésité à voter pour Marine, alors que l’inverse est de 47 %[1] ; 15 % des électeurs de Zemmour l’ont fait par vote utile, contre 34 % pour Marine Le Pen[2].
Causes distales : la lame de fond de l’archipelisation
Jérôme Fourquet avait magistralement démontré dans son Archipel français[3] la transformation de la France en une société divisée entre de multiples communautés culturelles et de tribus économiques. La disparition, à partir des années 70, de deux des piliers de la société française (l’Église et le Parti communiste) avait soudainement soldé l’idée d’une « union nationale », qui continuerait d’exister au-delà des différences de classe ou d’appartenance religieuse. Si l’on ajoute à cela la fracture territoriale observée par Christophe Guilluy dans ses différents ouvrages, on a déjà un aperçu du blocage démocratique qui est en passe de définir la politique française pour les années à venir : dans cette configuration, les élections se rapportent grosso modo à des allégeances partisanes instinctives, fondées sur des symboles et des discours qui marquent l’appartenance à l’une des tribus françaises. Les Gilets jaunes votent pour Marine Le Pen et les CSP+ mondialisés votent pour Emmanuel Macron, alors que les jeunes et les immigrés votent pour Mélenchon. Puisque ces clivages sont fondés sur des différences structurantes difficiles à changer (la mobilité sociale étant quasi-inexistante aujourd’hui, la séparation territoriale entre villes métropolitaines et l’ « en-dehors » se creusant chaque année un peu plus et les immigrés faisant une sécession identitaire d’avec la France ), le paysage politique se retrouve stratifié en options électorales inamovibles, destinées à des électeurs captifs. Dans ces conditions, les campagnes électorales n’ont finalement qu’un impact minime sur l’issue d’une élection : dans la France de 2022, le combat politique est livré entre les tenants d’un avenir progressiste, dominé par les boomers et le discours mondialisant (Emmanuel Macron) et les partisans d’un patriotisme civique, souverainiste et social-républicain (Marine Le Pen). D’ailleurs, ceux-ci arrivent en tête alors qu’ils n’ont quasiment pas fait campagne. Il ne reste de place que pour un Jean-Luc Mélenchon et sa coalition de gauche (qui, malgré son succès relatif, aura du mal à rassembler au-delà de ses cohortes actuelles).
Les électeurs ont donc fait le choix des options familières et confortables qui dessinent les contours de la vie politique en France. Si les prochaines années seront l’occasion de voir plusieurs déblocages prendre place (disparition des boomers, notamment), elles seront également celles de l’émergence de nouveaux dangers (immigrés « conscientisés » et organisés politiquement, jeunesse de souche toujours plus malmenée par la modernité). Cela ne signifie pas que le combat politique est perdu (par définition, il ne s’arrête jamais, d’autant plus que l’histoire est incertaine), mais qu’il se mène dans une société tribalisée, communautarisée, où c’est celui qui a le plus conscience de (et confiance en) qui il est qui pourra l’emporter.
Clément Martin
[1] Sondage Ifop-Fiducial pour TF1, Paris Match et Sud Radio, « L’hésitation avec un autre candidat au premier tour de la présidentielle ».
[2] Sondage OpinionWay pour CNEWS et Europe 1.
[3] L’Archipel français : Naissance d’une nation multiple et divisée, éditions du Seuil, février 2019, 384 p.