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Stephen Smith est professeur d’études africaines à l’université Duke, aux Etats-Unis. De 1986 à 2005, il a été journaliste spécialisé sur l’Afrique pour plusieurs journaux français, notamment Le Monde et Libération. La Ruée vers l’Europe est son treizième livre publié en français. Depuis la sortie de son livre il a été invité et interrogé par de nombreux médias. Le moins que l’on puisse dire c’est que ses constats sont alarmants. Un livre factuel dont nous vous livrons les principaux enseignements bien loin des partis pris de l’idéologie dominante. Un signal d’alarme pour l’Europe.

Une démographie africaine galopante

En 1885, l’Europe (hors Russie) comptait 275 millions d’habitants, l’Afrique 100 millions. En 1960, les Africains étaient 230 millions ; en 2015, un milliard.

Aujourd’hui, l’UE (Grande-Bretagne inclus) compte 510 millions d’habitants, l’Afrique 1,3 milliards. En 2050, il y aura 450 millions d’Européens et 2,5 milliards d’Africains, dont les deux-tiers auront moins de trente ans. L’Afrique sub-saharienne sera la seule région au monde qui continuera de croître démographiquement. En 2100, trois naissances sur quatre auront lieu au sud du Sahara.

Un nombre croissant d’Africains (150 millions) dispose d’un petit revenu qui lui permet de consommer. Cette situation rappelle celle du Mexique dans les années 1970 : à la faveur de la prospérité, 10 millions de Mexicains ont émigré vers les États-Unis entre 1975 et 2010, formant aujourd’hui avec leurs enfants une communauté de 30 millions de personnes (10% de a population américaine). Si les Africains suivent ces proportions, en 2050 l’Europe comptera entre 150 et 200 millions d’Afro-Européens (9 millions aujourd’hui), soit entre le quart et le tiers de sa population, et 50% de ses moins de 30 ans.

Les bouleversements induits par la démographie

Aujourd’hui, plus de 40% de la population africaine a moins de quinze ans. En Afrique sub-saharienne, le vécu collectif ressemble à un présent laminé par le rouleau compresseur des naissances. Cette jeunesse bouscule le patriarcat africain traditionnel, et les « vieux sages » ne sont tout simplement pas assez nombreux pour transmettre leurs normes et valeurs. Cette jeunesse rend tout espoir de développement économique vain, il est impossible de développer l’Afrique suffisamment vite pour rattraper sa croissance démographique. Peu importe les investissements, il n’y aura jamais assez de logements, de routes, d’écoles ou d’hôpitaux pour une population sans cesse croissante.

Cette évolution démographique modifie le rapport des Africains à la terre : historiquement, la terre était abondante, et la population rare et précieuse. Avec l’accroissement démographique, la terre devient convoitée, et la vie humaine perd en valeur.

La terre cristallise donc les tensions, comme au Zimbabwe où les fermiers Blancs ont été expropriés alors même que 78% des fermes appartenant à des Blancs ont été acquises après l’indépendance. (Le premier fermier Blanc tué par la politique d’expropriation avait quitté l’Afrique du Sud en 1986 pour vivre dans un pays sans ségrégation raciale.)

L’illusion du bonus démographique

La taille de la population ou son taux de croissance démographique ne sont pas pertinents pour la croissance économique : c’est la proportion de la pyramide des âges qui importe. Une pyramide des âges est propice à la création de richesses si le ratio entre actifs et dépendants est favorable aux actifs. Le « bonus démographique » qui devrait créer des richesses n’est donc pas du tout un avantage : moins de richesse à répartir, moins d’épargne, une éducation moindre, trop d’entrants sur le marché du travail.

La ruée vers l’Europe n’a pas encore commencé

L’ONU estime qu’entre 2015 et 2050, 91 millions d’habitants du Sud vont émigrer vers les pays riches, pays riches qui devraient dans le même temps perdre 20 millions d’habitants à cause du différentiel entre naissances et décès.

L’émigration va devenir de plus en plus facile

Deux conditions doivent être réunies pour enclencher la ruée vers l’Europe :

  • Une prospérité minimale pour qu’une masse critique d’Africains ait les fonds nécessaires au voyage (entre 1 500 et 2 500 euros aujourd’hui), les plus pauvres n’ayant pas les moyens d’émigrer ;
  • L’existence de diasporas dans les pays cibles des migrants, ce qui facilite grandement l’installation.

Il y a donc deux paradoxes :

  • Les difficultés d’assimilation des immigrés facilitent l’immigration de nouveaux arrivants ;
  • Les pays riches subventionnent les pays du Sud pour que leurs habitants restent chez eux, mais ce faisant, ils permettent en fait de financer l’émigration.

Pour les Africains, migrer du village à la ville ou d’Afrique vers l’Europe ne présente pas de différence majeure : il s’agit de partir pour l’aventure. Les Africains ont toujours migré, même parmi les populations sédentaires. Depuis l’indépendance, la première étape de la migration consistait à aller de la campagne à la ville ; la deuxième, de migrer vers les métropoles régionales ; la troisième étape consiste à changer de continent.

L’émigration est un risque calculé

En 2015, le risque de mourir en traversant la Méditerranée était de 0,37% ; la même année, le risque de mourir en couche pour une femme du Sud-Soudan était de 1,7%. En 2017, le risque de mourir en traversant la Méditerranée était de 1,92%, le taux de mortalité post-opératoire en chirurgie cardiaque en Europe de l’Ouest était de 2%.

Les humanitaires se rapprochant toujours plus des côtes libyennes, les trafiquants embarquent toujours plus de migrants sur des embarcations toujours plus précaires.

Du côté européen

Même avant 2015, l’Union européenne avait du mal à interdire l’accès de son territoire aux migrants. Les images de Ceuta et Melilla sont devenues les symboles de la « forteresse Europe », et expulser des clandestins coûte de l’argent. Il est bien moins cher de payer la Turquie pour qu’elle bloque les migrants sur son sol. Les Etats-Unis, de leur côté, ont militarisé leur frontière avec le Mexique. La pression migratoire latino-américaine est en baisse ; l’absence de sécurité sociale permet d’autoréguler les flux migratoires, les migrants partants s’ils sont au chômage.

Robert Putnam, professeur à Harvard, a montré que le capital social (composé du bonding capital, ce qui fait lien avec ceux qui nous ressemblent, et du bridging capital, ce qui nous permet d’aller vers ceux qui ne nous ressemblent pas) est en chute libre depuis les années 1960. Plus on se sent bien dans sa culture, avec les siens, et plus on est capable d’aller vers l’autre. Quand on n’est pas bien chez soi, on a tendance à adopter une attitude de repli à l’égard de toute la société, semblable ou dissemblable.

Le mensonge de la contrainte démographique

En 1900, le quart de la population mondiale était Européenne. En 2050, ce sera 7%, et le tiers des Européens aura alors plus de 65 ans. Le ratio entre actifs et dépendants se détériore rapidement. Entre 2000 et 2050, le ratio passera de quatre actifs pour un dépendant à deux actifs pour un dépendant.

En Afrique, la situation est diamétralement opposée. En 2050, le Nigéria comptera 19 actifs pour un dépendant… mais les actifs n’auront pas de travail. Il faudrait créer 22 millions d’emplois par an pour absorber la démographie africaine ; il est bien plus simple d’émigrer vers l’Europe.

Il est très souvent dit que faire venir des immigrés permettra de combler le creux démographique européen. Mais en réalité, la venue massive de jeunes africains n’améliorerait en rien le ratio de dépendance en Europe : compte tenu des familles des migrants, le gain auprès des retraités sera compensé par le coût des enfants.

La contrainte démographique est une mystification, la venue de forces de travail socialise une partie du coût du travail (l’État prenant en charge l’accueil et le logement de l’immigré) tandis que l’employeur privatise les profits. Les mesures alternatives à l’immigration (politique familiale par exemple) ne sont pas ou peu poursuivies.

Le meilleur moyen d’améliorer le ratio de dépendance en Europe est de rendre productifs les gains de vie et de santé engrangés depuis un siècle.

Une émigration dramatique pour l’Afrique comme pour l’Europe

L’Afrique se vide de ses cerveaux : on estime qu’entre le tiers et la moitié des Africains diplômés de l’université ont émigré vers le Nord. Ceux qui sont en mesure de faire progresser leurs pays s’en vont.

La migration massive d’Africains vers l’Europe n’est dans l’intérêt de personne. Du fait de la robotisation à venir, la décroissance de la population active va probablement constituer un atout pour l’Europe. Les jeunes Africains sont les clés des succès à venir de l’Afrique, à condition qu’ils trouvent chez eux les conditions pour être productifs et indépendants.

Le défi pour l’Afrique n’est pas son trop-plein de jeunes, mais sa pénurie d’adultes. Quatre sub-sahariens sur dix ont moins de quinze ans, sept sur dix moins de trente. Ces jeunes ont l’envie d’aller chercher une vie meilleure au nord, et surtout voient cette vie meilleure sur les écrans.

Un accueil massif des migrants Africains en Europe signifiera la fin de la sécurité sociale : l’Etat-providence a par nature besoin de frontières. Il ne subsistera en Europe que l’Etat de droit, le Léviathan de Hobbes, chargé d’empêcher la guerre de tous contre tous. La question identitaire ne disparaîtra pas, mais sera au contraire intériorisée, et les clivages seront identitaires avant d’être idéologiques.

Anthony Grange